D’où vient le terme espèce ?
Le terme espèce vient du latin et signifie “apparence, aspect, type”. Ainsi, à première vue, une espèce désigne un groupe d’individus ou d’objets présentant des similitudes physiques. Dès 1734, Réaumur, un physicien et naturaliste français, a défini l’espèce comme étant “l’ensemble des êtres vivants, des corps, des substances, des figures ou des formes géométriques ayant des propriétés semblables” [9].
Au XVIIIe siècle, les naturalistes européens entreprennent des voyages à travers tous les océans et continents, découvrant ainsi des animaux et végétaux jusqu’alors inconnus. Il devient alors essentiel pour eux de les classer et de les nommer. A cette époque, la classification des espèces se fonde principalement sur des critères physiques. Ces observations sont donc sujettes à une certaine subjectivité, car la perception de ce qui est similaire ou différent varie parfois considérablement d’un observateur à l’autre. En conséquence, certaines espèces se voient attribuer non seulement plusieurs noms, mais aussi des dénominations différentes dans les différentes langues.
Carl von Linné instaure l’espèce comme étant la rubrique élémentaire de son système de classification. En 1758, dans la 10e édition de son ouvrage Systema Naturae, il crée l’espèce Homo sapiens (notre espèce) et la classe parmi l’ordre des primates. Le système de classification tel qu’établi par Linné est toujours en usage aujourd’hui, bien que de nombreuses corrections aient été apportées à sa classification originale.
Pour Linné, la classification était simplement un moyen de rendre intelligible le plan de création divin et ce, sans aucune idée d’évolution. À ses yeux, “il y a autant d’espèces que l’Être Infini a produit de formes au début” [6]. Linné avait une vision statique des espèces, fondée principalement sur des critères morphologiques.
Comment nommer une espèce ?
Durant le XXe siècle, les congrès internationaux de botanique et de zoologie ont cherché à éliminer la confusion causée par les multiples noms donnés aux espèces et ainsi fixer une nomenclature. Selon ce code, le nom d’une espèce est composé du nom du genre, commençant par une majuscule, suivi du qualificatif de l’espèce qui débute par une minuscule suivie des initiales ou d’une abréviation du nom de son découvreur. De plus, le nom des genres et des espèces est toujours écrit en italique.
ex: Homo sapiens -> Homo = genre, sapiens = espèce.
Par ailleurs, le principe d’ancienneté a été établi, ce qui signifie que le premier nom a avoir été donné à l’espèce est celui qui sera toujours conservé. Une espèce peut changer de genre mais son nom doit rester.
ex: Pithecanthropus erectus qui est devenu Homo erectus.
Les définitions de l’espèce
Du point de vue de la classification, l’espèce représente la plus petite entité, juste au-dessus de l’individu. Néanmoins, de nombreuses définitions de “cette plus petite entité” sont proposées.
Avec Darwin, la conception statique de l’espèce telle que la concevait Linné n’est plus adéquate. En effet, selon Darwin et son ouvrage L’Origine des espèces (1859), la classification des organismes doit refléter leur histoire évolutive.
Ainsi, à la fin du XIXe siècle, l’espèce ne peut plus être considérée comme étant fixe, parfaitement définie, avec des frontières immuables, existant depuis toujours et pour toujours puisque :
– Les espèces évoluent (cliquez ici pour lire notre article en lien avec l’évolution)
– De plus en plus d’espèces fossiles sont découvertes- Les contours des espèces sont difficiles à établir à la fois dans l’espace et le temps
A partir du XXe siècle, de nombreuses définitions du terme espèce vont voir le jour.
Par exemple, en 1937, Theodosius Dobzhansky, biologiste, généticien et théoricien de l’évolution, est le premier à proposer une définition biologique de l’espèce. Selon lui, une espèce correspond à “l’étape d’un processus évolutif où plusieurs groupes qui étaient auparavant en relation d’entrecroisement […] se séparent en au moins deux ensemble distincts, entre lesquels il ne peut plus y avoir désormais d’entrecroisement” [3] . Ici, il faut comprendre le terme entrecroisement comme interfécondité. Cependant, cette définition a été critiquée car elle décrit les mécanismes de spéciation plutôt que ce qu’est une espèce en elle-même.
De nombreux autres concepts de l’espèce ont ainsi vu le jour, comme par exemple le concept écologique de l’espèce. Celui-ci définit une espèce en fonction de sa niche écologique, c’est-à-dire l’ensemble des conditions environnementales dans laquelle celle-ci vit et se perpétue.
En 1942, Ernst Mayr, ornithologue, biologiste et généticien, propose une définition de l’espèce biologique directement liée à celle proposée par Dobzhansky et qui est encore enseignée aujourd’hui à l’école. Pour cela, il se fonde sur le critère d’interfécondité. L’idée est alors simple : si les êtres vivants peuvent se reproduire et donner une descendance fertile, alors ils appartiennent à la même espèce.
Cependant, la définition d’une espèce n’est en réalité pas aussi simple. Le critère d’interfécondité pose plusieurs problèmes. Par exemple, il ne s’agit pas d’un critère réellement opérationnel car on ne peut jamais réellement vérifier cette interfécondité notamment à cause des dimensions géographiques et temporelles qu’on ne peut pas “maîtriser”.
A titre d’exemple, jusqu’à récemment, nous pensions que l’ours polaire et le grizzly ne pouvaient pas s’hybrider et produire de descendance fertile, mais ce n’est pas le cas ! En effet, en raison du réchauffement climatique, ces deux espèces se croisent de plus en plus dans l’environnement, et les hybrides nés de ces rencontres (appelés grolars ou pizzlies) sont bel et bien fertiles ! Doit-on pour autant considérer l’ours polaire et le grizzly comme une seule et même espèce ? Non, ceci reviendrait à effacer des milliers d’années d’évolution séparées aboutissant à des différences génétiques, morphologiques, etc. entre les deux espèces.
Depuis, d’autres définitions ont été formulées, comme par exemple celle de l’espèce écologique (Andersson, 1990) ou encore de l’espèce génétique (Mallet, 1995). En 1997, R.L. Mayden avait recensé au moins 22 concepts différents de la notion d’espèce.
Pourquoi plusieurs définitions pour une seule “réalité” ?
Si nous avons autant de mal à nous mettre d’accord sur une unique définition de l’espèce, c’est tout simplement car l’espèce n’existe pas intrinsèquement dans la nature. Il existe seulement les notions ou les concepts de ce que pourrait être une espèce. En effet, vouloir nommer et catégoriser le monde est quelque chose de propre à nous, les humains. La notion d’espèce a donc été inventée pour aider à catégoriser le vivant au sein de différentes boîtes comme le règne, l’ordre, la famille, etc. Néanmoins, dans la nature, il n’y a que les individus. Que vous appeliez la fleur dans votre jardin “pissenlit” ou “pâquerette” ne change rien pour cet individu qui continuera d’exister peu importe le nom que vous lui donner. Ainsi, le concept d’espèce est une invention humaine. Cependant, la nature est bien plus complexe qu’un simple classement du vivant dans des catégories distinctes.
En effet, le vivant évolue constamment mais présente également des caractéristiques intra-spécifiques singulières. Par ailleurs, il peut exister d’autres types de différences majeures au sein d’une même espèce, tel que le dimorphisme sexuel. Par exemple, chez les grands singes, comme les gorilles, on observe des différences significatives entre les individus mâles (présence d’une crête sagittale ) et les individus femelles (absence de crête sagittale ).
Au-delà des différences intra-espèces, il peut parfois être difficile de déterminer à partir de quel degré de différence on considère qu’il s’agit d’une autre espèce.
Comment utiliser la notion d’espèce en paléoanthropologie ?
Comment peut-on distinguer différentes espèces à partir uniquement de restes fossiles souvent fragmentaires et fortement endommagés ? Cette question est toujours au cœur de débats au sein de la communauté des paléoanthropologues.
Lorsque nous étudions des fossiles, certains critères ne peuvent pas être vérifiés, comme, par exemple, celui de l’interfécondité, ce qui a par ailleurs été reproché à Ernst Mayr. Par conséquent, ce sont donc les caractères morphologiques qui sont le plus souvent utilisés pour définir une espèce. Cette liste de caractères est appelée “ diagnose “ . Elle est établie à partir d’un fossile choisi comme référence, appelé “holotype”. Néanmoins, il est parfois difficile de savoir où mettre les limites pour intégrer ou rejeter un caractère pour une espèce.
Des concepts révolutionnaires de l’espèce ont alors vu le jour pour pallier ce problème. C’est par exemple le cas de Georges Gaylord Simpson, paléontologue et systématicien évolutionniste, qui définit une espèce comme étant une lignée phylétique évoluant indépendamment des autres, avec ses propres rôles et tendances évolutives, distinctes et unitaires.
Néanmoins, l’évolution étant quelque chose de lent, qui se passe sur plusieurs millions d’années, les caractères morphologiques étudiés ne changent pas du tout au tout d’un seul coup. Il faut plusieurs milliers d’années pour que les caractères que l’on va considérer comme caractéristiques d’une espèce apparaissent et se fixent de façon durable dans la population. Un exemple assez frappant est celui d’Homo neanderthalensis. En effet, les premiers caractères morphologiques de type néandertalien apparaissent dès vers – 300 000 ans dans certaines populations, nommées pré-néanderthaliennes. Néanmoins, le panel complet de caractères morphologiques spécifiques à Néanderthal est présent vers -140 000 ans, date à laquelle on considère que l’espèce Homo neanderthalensis existe bel et bien. Néanmoins, doit-on considérer les populations pré-néandertaliennes comme étant déjà d’une certaine façon des néandertaliens ou comme appartenant à une autre espèce, ancêtre de Néandertal ?
Par ailleurs, il est parfois compliqué de différencier ce qui relève du dimorphisme sexuel, de la variation morphologique à l’intérieur de ce que l’on considère comme une espèce, ou d’une espèce différente. C’est alors, de manière subjective, que l’on va choisir de poser des limites pour définir les espèces en incluant ou excluant certains fossiles et ces choix peuvent également évoluer au cours du temps.
A la fin du XXe siècle, Cracraft (1983) énonce le concept phylogénétique de l’espèce afin de contourner les difficultés énoncées précédemment. Selon lui, l’espèce est le plus petit groupe diagnosticable d’organismes individuels au sein duquel il existe un modèle parental d’ascendance et de descendance. En 1990, Nixon & Wheeler reformule la définition de Cracraft : “la plus petite agrégation de populations (sexuées) ou de lignées (asexuées) pouvant être diagnostiquées par une combinaison unique d’états de caractères chez des individus comparables (sémaphorontes = un organisme tel qu’il est vu dans une certaine période de temps, même brève, mais pas un instantané). Un état de caractère est un attribut hérité par un ancêtre commun et présent chez tous les individus comparables”.
Concrètement comment fait-on en paléoanthropologie ?
Actuellement, la définition de l’espèce reste toujours aussi floue. Cependant, le seul concept de l’espèce qui puisse être testé et falsifié est le concept phylogénétique, même s’il a été très critiqué en raison de l’inflation taxonomique qu’il engendre, c’est-à-dire la création d’espèces et genres distincts supplémentaires.
Néanmoins, le concept phylogénétique de l’espèce est le seul permettant de tester et prouver l’existence d’une lignée évolutive.
En paléoanthropologie, les spécimens étudiés sont à l’état de fossiles. Ainsi, la distinction entre les espèces est nécessairement fondée sur des caractères morphologiques et éventuellement génétiques. Cela relève des concepts paléontologiques de l’espèce.
Néanmoins, il ne faut pas mélanger les différents concepts, notamment en essayant d’appliquer des concepts biologiques aux espèces fossiles, tels que le critère d’interfécondité. Par exemple, Homo sapiens et Homo neanderthalensis sont deux espèces “paléontologiques” différentes. Une fois de plus, cela n’exclut pas la possibilité d’hybridation entre les deux espèces ! Cependant, les regrouper au sein d’une même espèce serait oublier leur histoire évolutive séparée.
En conclusion, il est important de retenir que si tout porte le même nom, il devient difficile, voire impossible, d’étudier les histoires évolutives. La taxonomie et la classification en elles-mêmes sont des constructions artificielles. Seule la phylogénie, l’histoire de la vie, a une réalité biologique. Cependant, pour étudier la phylogénie, il est nécessaire d’attribuer des noms aux entités étudiées. En fin de compte, la dénomination importe peu. Ce qui est le plus important est de décrire les individus dont vous parlez de manière à ce que chacun, quel que soit le nom qu’il attribue à ces individus, puisse comprendre de quoi il est question.
Nous espérons que cet article vous a intéressé. N’hésitez pas à nous poser vos questions et à nous faire part de vos remarques sur le blog. Vous pouvez aussi nous contacter par email si besoin. Retrouvez-nous également sur Instagram, Facebook, Twitter, TikTok et YouTube pour suivre toutes nos actualités.
Bibliographie :
[1] Arnould P., « Biodiversité : la confusion des chiffres et des territoires », Annales de géographie, vol. 651, no. 5, 2006, pp. 528-549.
[2] Buffon G., Histoire naturelle, générale et particulière. Tome II, 1749.
[3] Darwin C., De l’Origine des espèces par la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, ed. orginale 1859, 2022, éditions Flammarion.
[4] Dreuil D., « Theodosius Dobzhansky », in P. Tort (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, PUF, 1996, tome 1, p. 1239-1255.
[5] Gontier T., Animal et animalité dans la philosophie de la Renaissance et de l’ Age Classique, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 2005.
[6] Linné C., Genera plantarum eorumque characteres naturales secundum nuemrum, figuram, situm & proportionem omnium fructificationes partiums, 1737.
[7] Linné C. , Systema Naturae, 1758.
[8] Mayden R.L., « A hierarchy of species concepts : the denouement in the saga of the species », dans M. F. Claridge, H. A. Dawah, M. R. Wilson, Species: The units of diversity, Londres, Chapman & Hall, 1997, p. 381-423.
[9] Réaumur, Insectes, Premier discours, Second mémoire, 1734, page 52, in Gallica
[10] Reed, et al., “Hominin nomenclature and the importance of information systems for managing complexity in paleoanthropology”, Journal of Human Evolution, vol. 175, 2023.
[11] Simpson, Wiley, Systematic Biology, Volume 27, Issue 1, March 1978, Pages 17–26, https://doi.org/10.2307/2412809